La Passion d’Alvin Weinberg

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Le physicien de 59 ans était dans une sorte de panique. La terre se réchauffait de plus en plus, et personne à Washington ne semblait s’en soucier. L’énergie nucléaire – la seule façon réaliste de produire beaucoup d’électricité avec peu d’émissions de carbone – était la solution. Mais la hausse des coûts de l’énergie nucléaire et la puissance du lobby du charbon semblaient l’emporter sur les préoccupations environnementales et la rationalité elle-même.

Il a commencé à écrire des articles. Le premier a été publié dans le journal Science. Il l’a appelé « Effets globaux de la production d’énergie par l’homme. » Ensuite, il a co-écrit un article évaluant ce qui se passerait si les Etats-Unis s’éloignaient du nucléaire. « La demande soutenue pour l’énergie durant les premières décennies du siècle prochain va pousser les concentrations de dioxyde de carbone dans l’atmosphère à des niveaux hautement préoccupants, même dans le cas de faible croissance de l’énergie. »

Le problème était le temps. « Avec l’effet d’inertie dans les systèmes d’approvisionnement en énergie, il est clair que les décisions prises aujourd’hui sur la question nucléaire / non nucléaire, » l’homme a écrit, « auront un impact qui se répercutera pour de nombreuses années à venir. » En d’autres termes, les générations futures dépendent des décisions sur l’énergie que nous prenons aujourd’hui.

Le physicien est allé au Capitole, à la recherche de sympathisants. « Je suis allé d’un bureau à l’autre à Washington, les courbes de l’accumulation de dioxyde de carbone dans la main, » l’homme se souvient. « Je leur ai rappelé que l’énergie nucléaire était sur le point de mourir. Il faut faire quelque chose. J’ai presque crié. »

L’année était 1974, et l’homme était le docteur Alvin Weinberg. Un vétéran du Projet Manhattan et le directeur du Laboratoire National d’Oak Ridge, Weinberg a créé le prototype d’un nouveau type de source d’énergie nucléaire, qui ne peut ni provoquer une fusion du cœur ni faire des armes.

Alors que la grande majorité des réacteurs nucléaires d’aujourd’hui sont refroidis à l’eau ordinaire, Weinberg a inventé un réacteur radicalement nouveau refroidi par des sels fondus. La perte du liquide de refroidissement était la cause des fusions du cœur à Three Mile Island et à Fukushima. En revanche, le réacteur de Weinberg ne pouvait pas subir une fusion du coeur parce que le combustible était déjà fondu et dissous dans le liquide de refroidissement à sels fondus.

Pour comprendre pourquoi l’énergie du thorium, refroidi par les sels fondus, a suscité la passion des scientifiques et des ingénieurs américains, ainsi que le gouvernement chinois, qui a récemment investi 350 millions de dollars dans un nouveau projet de sels fondus, alors vous devez comprendre la vie et l’époque d’Alvin Weinberg.

1.
Alvin Weinberg est né à Chicago en 1915 et a obtenu son doctorat en physique en 1939 de l’Université de Chicago. Son mémoire de maîtrise portait sur le spectre d’absorption infrarouge du CO2, présageant ses efforts ultérieurs pour alerter du réchauffement climatique. Au laboratoire métallurgique de l’Université de Chicago, il a côtoyé les physiciens Edward Teller, Léo Szilárd, et les lauréats du prix Nobel Arthur Compton, Eugene Wigner, et Enrico Fermi. Peu après, il a travaillé pour aider à construire la Bombe. Dans une note de 1944, il a avancé l’idée d’exploiter l’énergie nucléaire pour l’énergie civile, « … il sera peut être possible de faire fonctionner un tel système sous pression et obtenir de la vapeur à haute pression qui pourrait être utilisé pour la production d’énergie. »

En 1945, après la guerre, Weinberg est allé travailler au Laboratoire National d’Oak Ridge. Là, il a persuadé l’Amiral Hyman Rickover qu’un réacteur refroidi à l’eau fonctionnerait mieux sur les sous-marins – un exploit le mettant dans une position ambivalente, car conduisant à l’utilisation de l’eau comme liquide de refroidissement pour les réacteurs nucléaires civils. « Ainsi est né le réacteur à eau pressurisée, pas en tant que centrale commerciale, pas parce qu’il était bon marché ou intrinsèquement plus sûr que les autres réacteurs, mais plutôt parce qu’il était compact et simple et se prêtait à la propulsion navale, » écrivait-il avec mélancolie.

L’Armée de l’Air l’a alors chargé de la construction d’un avion à propulsion nucléaire. Alimenter un réacteur d’avion nécessite de la chaleur à 860°C – une température beaucoup plus élevée que les 315°C atteints par les réacteurs refroidis à l’eau. L’équipe de Weinberg a eu l’idée d’un mélange fondu de fluorures de zirconium et de sodium dans lequel ils mettaient le combustible d’uranium. Les sels de fluorure stables n’ont pas corrodé le récipient en acier inoxydable. Et comme le sel restait liquide à la pression atmosphérique, même à 1400°C, une surchauffe ne pouvait provoquer aucune libération de radioactivité.

L’expérience a fonctionné. En 1954, cette expérience de réacteur d’avion a produit 2,5 MW de puissance thermique à 860°C pendant 100 heures. On a démontré une stabilité intrinsèque de la réactivité, en ajustant automatiquement la puissance sans barres de commande, avec la variation du flux d’air de l’échangeur de chaleur. Mais à la fin il était plus logique de l’utiliser pour la production d’électricité que pour alimenter les avions (qui encore aujourd’hui sont alimentés par le kérosène).

En 1955, à l’âge de 40 ans, Weinberg est devenu le directeur d’Oak Ridge. Dès 1966, son équipe avait construit un prototype d’uranium dissous dans les sels de fluorure fondus du lithium et du béryllium, qui a fonctionné jusqu’en 1969.

Weinberg était ravi. Un tel réacteur pourrait fournir au monde une énergie sans limite et permettre de protéger l’environnement. Il pourrait créer de l’électricité pour les plus démunis et de l’eau douce à partir de l’eau salée. Et si le thorium était utilisé plutôt que de l’uranium, on ne manquerait jamais de combustible, le thorium étant abondant dans la croûte terrestre.

2.
Weinberg était plus porté sur la sécurité que ses collègues et a été consterné que des réacteurs basés sur une conception faite pour des sous-marins aient atteint une position dominante sur le marché. « Le train en marche de la chaudière a tellement de pression que tout le monde est monté dessus, pêle-mêle, » il fait remarquer plus tard.

En 1959, il a créé la revue « Nuclear Safety », et il a fait travailler une centaine de scientifiques et d’ingénieurs à Oak Ridge sur la recherche de la sécurité nucléaire. Quand les réacteurs nucléaires sont devenus plus grands, le laboratoire de Weinberg a exprimé des inquiétudes que dans un accident avec perte de refroidissement – comme ceux de Three Mile Island et Fukushima – la chaleur de désintégration résiduelle (pas une réaction en chaîne continue) pourrait ouvrir une brèche dans les trois barrières de confinement.

Au début des années 60, Weinberg et ses collègues ont mené une série de tests qui ont mis en lumière des failles de sécurité dans la conception du réacteur à eau pressurisée. Une sécurité supérieure était très importante pour Weinberg : pour lui, un réacteur à sels fondus qui utilisait du thorium comme combustible offrirait des avantages considérables par rapport aux modèles à eau légère. En tant que liquide de refroidissement, les sels fondus à pression atmosphérique résistent à des températures beaucoup plus élevées et réduisent les contraintes mécaniques sur la cuve du réacteur. En tant que combustible, le thorium ne peut pas être utilisé pour fabriquer des armes utiles ; dans un réacteur, il peut générer du nouveau combustible à l’uranium qui est consommé pour produire de l’énergie.

Les innovations de Weinberg se sont étendues au-delà des réacteurs à sels fondus. Le travail sur la sécurité à Oak Ridge a influencé la création du réacteur à lit de boulets refroidi au gaz à haute température fonctionnant à l’Université de Tsinghua en Chine. Et les nouvelles centrales nucléaires en cours de construction en Géorgie intègrent des fonctionnalités de sécurité passive. Le réservoir annulaire d’eau sur le toit d’un réacteur AP1000 de Westinghouse peut refroidir un réacteur non alimenté pendant trois jours après un arrêt. Le réacteur mPower de Babcock & Wilcox continue en refroidissement passif pendant trois jours sur batterie. Et le réacteur plus petit de NuScale, financé par le ministère américain de l’Énergie, continue indéfiniment avec un refroidissement à l’air après l’évaporation de l’eau dans son réservoir.

Mais l’obsession de Weinberg pour la sécurité a fortement déplu à certains de ses collègues. Chet Holifield, le président du Comité mixte sur l’énergie atomique de 1970 était scandalisé par les efforts combinés de Weinberg et des sénateurs Howard Baker et Edmund Muskie pour établir un laboratoire national de l’environnement à Oak Ridge. Holifield « ne voulait pas que les laboratoires nucléaires soient contaminés par le mouvement écologiste », a rappelé Weinberg. Holifield lui a dit, « Alvin, si vous êtes préoccupé par la sécurité des réacteurs, alors je pense que c’est le bon moment pour vous de quitter l’énergie nucléaire. » Weinberg a été viré peu de temps après. Six ans plus tard, la fusion du cœur de Three Mile Island est survenue.

3.
À l’automne 2013, quatre des plus grands scientifiques mondiaux du climat, parmi lesquels l’ancien scientifique de la NASA James Hansen, ont envoyé une lettre ouverte aux écologistes, demandant qu’ils inversent leur opposition à l’énergie nucléaire afin de sauver le climat. La lettre a été traitée comme une nouveauté dans les médias. Des spécialistes de l’environnement – pour l’énergie nucléaire ? Comme c’est étrange.

Et pourtant, il y avait le Dr Weinberg, l’un des scientifiques les plus respectés de l’Amérique, se faisant l’avocat de l’énergie nucléaire en faveur du climat près de 40 ans avant la lettre ouverte et une décennie et demie avant que Hansen déclare aux journalistes que ses collègues scientifiques devaient cesser leur baratin et reconnaître que les humains changeaient le climat.

Climat et énergie, pour Weinberg et beaucoup après lui, sont les deux faces d’une même médaille. Après un passage en tant que directeur de l’Office américain de recherche et de développement énergétiques en 1974, Weinberg avait réussi à fonder l’Institut pour l’analyse de l’énergie (IAE) aux Universités Associées d’Oak Ridge, soucieux de l’avenir de l’énergie. IAE a inventé le concept d’analyse du Taux de Retour Énergétique que nous utilisons aujourd’hui.

En 1976, à l’AIE Weinberg a prédit que « … la concentration atmosphérique de 375-390 ppm pourrait bien être une plage de seuil à partir duquel le changement climatique dû au CO2 sera séparable des fluctuations climatiques naturelles … Les conséquences d’une augmentation de cette ampleur de CO2 dans l’atmosphère, indiquent qu’il est prudent de procéder avec caution dans l’utilisation à grande échelle de combustibles fossiles. »

L’avis de Weinberg sur l’énergie était en contraste marqué avec les points de vue des antinucléaires qui ont fait valoir que les personnes pauvres à travers le monde ne tireraient aucun avantage d’une électricité fiable et bon marché. « Donner à la société une énergie abondante et pas chère » pour prendre la célèbre phrase du professeur de Stanford Paul Ehrlich en 1975, « équivaudrait à donner une mitrailleuse à un enfant imbécile. » Weinberg a farouchement soutenu le contraire : les sociétés à faible énergie sont beaucoup moins libres et « souffrent probablement de plus de pollution de l’air et de l’eau et des milieux urbains que les sociétés à haute énergie. » Plus, pas moins, d’énergie était au centre du bien-être.

Une nouvelle génération d’ingénieurs préoccupés par le changement climatique redécouvre Weinberg et son design. La société TerraPower de Bill Gates étudie les réacteurs à sels fondus. L’ingénieur du MIT Leslie Dewan a co-fondé Transatomic Power, qui utilise une conception de RSF. Et l’ancien employé de la NASA Kirk Sorensen a publié les documents originaux de R&D d’Oak Ridge sur l’Internet, et a fondé la société Flibe Energy.

La technologie a suscité un intérêt mondial. L’ancienne écologiste antinucléaire Baronesse Bryony Worthington a aidé à fonder la Fondation Alvin Weinberg basée à Londres, pour « re-catalyser la recherche, le développement et le déploiement des RSF déjà conçus, construits et éprouvés par Alvin Weinberg … pour lutter contre le changement climatique. » Et un article écrit par Robert Hargraves dans le journal American Scientist en 2010 a suscité le projet de développement de $ 350 000 000 de l’Académie des Sciences Chinoise, annoncé en 2012.

Avec la lettre ouverte des scientifiques du climat, avec un nombre croissant d’écologistes qui prônent l’énergie nucléaire, avec un nombre croissant de philanthropes comme Bill Gates et Paul Allen qui investissent dans la prochaine génération de nucléaire, l’altruisme qui a initialement motivé les scientifiques et les ingénieurs nucléaires revient enfin pour redéfinir l’énergie nucléaire. « Ce qui rendait Weinberg unique, » a déclaré Alexander Zucker, professeur de physique et collègue de Weinberg, « était sa profonde préoccupation pour le bien-être de l’homme. Il n’a jamais cessé d’y penser. »

 

Cet article est une traduction de l’article écrit par Robert Hargraves et publié le sur le site internet du Breakthrough Institute, le 5 février 2014. Robert Hargraves est l’auteur du livre « Thorium : energy cheaper than coal« 

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